Mélanger, modeler, triturer, façonner, manipuler.
Guillaume Abdi est peintre et sculpteur.
Son travail plastique développe une recherche formelle et culturelle autour des notions d’hybridation, de combinaison et d’assemblage. Son oeuvre est polysémique, faite de croisements. Métissage des matériaux, des genres, des styles et des formes. L’artiste nous emmène ainsi dans un univers surprenant, entre lyrisme et rock, artisanat et maîtrise d’oeuvre, maladresse et justesse, délicatesse et rudesse, modernisme et contemporanéité.
L’hybridation formelle de son travail passe par la manipulation de matériaux opposés : des matériaux industriels ou artisanaux, des articles neufs ou de récupération, des produits rustiques ou raffinés, et également par l’emploi de matières aux origines variées comme l’acier, le plastique ou le bois. Ces matériaux sont autant issus de la rue que du monde du bâtiment.
Ses références culturelles sont éclectiques. En effet, ses reliefs et ses collages-assemblages ne sont pas sans rappeler le suprématisme, mouvement d’art abstrait russe du début du XXe siècle, avec leurs formes et couleurs primaires, dégagées de toute signification symbolique ou rationnelle, et leur non représentation. L’activité artistique de Guillaume Abdi frôle également celle des artistes de l’Arte Povera dont le processus consiste principalement à rendre signifiants des objets insignifiants. Une partie de sa pratique l’amène à exercer des actions simples (brûler, coller, assembler, peindre) sur des éléments de modeste facture ou des “produits pauvres” (bois, scotch, allumettes, parpaings) dans le but de les combiner - entre eux ou avec d'autres - et de les mettre en valeur dans des associations structurelles. Cependant, certaines de ses oeuvres peuvent intégrer des matières plus sophistiquées. Le néon, les paillettes, les boules de Noël, la céramique émaillée côtoient le bois brut, les allumettes, le chatterton. Tout comme le Pop Art, son travail se caractérise par un intérêt pour l’ironie. Sous les formes qu’il nous montre à voir, un propos cinglant fait sens avec un humour loin d’être innocent.
De la construction aux matériaux, de l’aspect à la couleur, du format à la signification, son oeuvre est aussi proche du design, appelé autrefois “esthétique industrielle” ou “arts décoratifs”. Si les dispositifs destinés à des usagers et les considérations fonctionnelles ne sont pas présents chez Guillaume Abdi, il y a chez lui un travail sur les formes, aussi bien spatiales que graphiques, et des considérations techniques, sociales (les plaques professionnelles), politiques (la revendication du “Do It Yourself”) et poétiques (El Desdichado). Le minimalisme américain ou encore la “low-culture” contemporaine se rajoutent aux références précédemment citées. Guillaume Abdi est décomplexé par rapport à l’histoire de l’art ; il jouit d’une attitude post-moderne.
Ainsi, de son univers plastique se dégage un choc culturel où s’entremêlent diverses sources, où fusionnent artisanat, philosophie, architecture, littérature, où s’associent peinture, relief, dessin, sculpture. Par ces brassages et jumelages, l”artiste crée ainsi une oeuvre riche, tentaculaire, qui chemine, évolue, telle une plante. Son oeuvre s’élabore et se construit par pousses successives ou encore par strates.
Elle progresse, déambule d’un domaine à l’autre : le “cheap” se rend somptueux (En apparte), la peinture devient sculpture et vice-versa (ses reliefs à base de bois récupéré, pour la plupart déjà peint), le relief se fait dessin (Allumer Jhonny).
Appliquons la phrase “je suis peintre, je cloue mes tableaux” de Kurt Schwitters à Guillaume Abdi. Le plasticien envisage sa pratique comme un “bricolage” - terme employé par l’anthropologue structuraliste Claude Levi-Strauss pour désigner un certain mode “primitif” - à grande échelle, appliquée à tous les domaines et à toutes les directions. Son oeuvre peut être vue comme une anthropologie sociale, matérielle et culturelle. Elle s’organise autour d’un chaos - dans le sens philosophique du terme, c’est-à-dire la confusion des éléments de la matière avant la création de l’oeuvre -, mais “sous contrôle”.
Guillaume Abdi est sculpteur comme on l’entend dans tradition de la sculpture. Il brasse l’histoire de l’art, les matériaux et la matière. Il renoue avec l’exigence physique dans l’activité sculpturale, qui paraît lui être importante comme elle peut l’être pour un sportif. L’artiste fut champion d’aviron. Il met en forme avec ses mains.
Il revendique le côté “Do It Yourself” et “Hand Made” de ses pièces. Comme le mouvement politique Do It Yourself, il a le besoin de produire, de retrouver un savoir-faire abandonné qui le pousse à faire le maximum de choses par lui-même, en opposition à la marchandisation dominante. Il travaille dans une réelle économie de moyens.
Les représentations sociales et d’identités collectives composent l’ensemble de son travail plastique. Celui-ci tend à établir au moyen de sa forme, de sa source, de sa destination et de sa composition avec d’autres, des traits d’union entre des univers et des territoires. Une suralimentation visuelle, culturelle, artistique alimente son oeuvre d’une polysémie baroque, subversive, dont la digestion crée cette “perle irrégulière” pour revenir à l’origine du terme “baroque”.
Une de ces subversions est exposée dans la chapelle Saint-Louis de Poitiers, construite entre 1608 et 1613 par l’ordre des Jésuites. Cette sculpture est la plus grande pièce qu’il n’ait jusqu’ici réalisée.
Nous y retrouvons les matériaux habituellement empruntés par l’artiste. Elle est constituée de tasseaux de bois, de peinture et d’adhésifs de couleur translucides. Le bois utilisé n’est pas une essence précieuse comme nous pourrions nous y attendre dans un tel lieu mais de l’aggloméré blanc, matière employée pour la fabrication “bon marché” de meubles. Un matériau populaire, que chacun de nous peut retrouver dans sa cuisine ou sa chambre. Nous sommes éloignés de la préciosité du baroque, style dominant de l’édifice, loin de l’extravagance du retable en pierre sculptée devant lequel est exposée la sculpture. Comme dans l’Arte Povera, nous pouvons cependant trouver dans l’usage des matériaux “pauvres” par le plasticien un matérialisme spirituel, une révélation du mystère de l'existence dans les objets les plus insignifiants et les plus quotidiens.
Si l’excentricité de l’oeuvre de Guillaume Abdi ne provient pas des matériaux, elle résulte ici de ses dimensions et de son apparente prolifération : elle est constituée d’environ 1 000 modules, soit 5 000 hexagones, soit 30 000 morceaux de bois d’environ 10 cm de long. Elle mesure environ 8 m x 4 m au sol et 3 m de hauteur. Similaire à un nid d’abeilles, nous imaginons l’effort de l’artiste ouvrier pour édifier cette sculpture alvéolaire.
De forme hexagonale, la sculpture entre en écho avec le poème De Natura Rerum de Lucrèce, poète et philosophe latin, qui est composé de six livres totalisant plusieurs milliers d’hexamètres, mètre classique utilisé traditionnellement pour le genre épique, composé de six mesures.
Lucrèce, à travers son poème, tente de révéler au lecteur la nature du monde et des phénomènes naturels. Selon le poète, cette connaissance du monde doit permettre à l’homme de se libérer du poids des superstitions, notamment religieuses, constituant autant d’entraves qui empêchent chacun d’atteindre la tranquillité de l’âme. Dix-sept siècles plus tard, le style baroque explose grâce, entre autre, aux découvertes dues à la “nouvelle science” qui modifient profondément la conception de l’univers. “Avec la chute du géocentrisme biblique, la dimension humaine s’efface devant la vision de l’infiniment grand, le macrocosme de Giordano Bruno qui introduit alors des valeurs philosophiques inédites. La crise de conscience provoquée par la réforme protestante constitue une force de dissuasion ultérieure pour la transformation du rapport homme/univers : la culture baroque inaugure une nouvelle perception de l’incommensurable “dessein divin” et une nouvelle mythologie religieuse” (1).
Le système ouvert constitué d’hexaèdres de la sculpture de Guillaume Abdi évoque également les tentatives de structures proliférantes des architectes des années 1960, des mégastructures, architectures indéterminées, à la fois extensibles et adaptables. Désignant la nouvelle architecture hollandaise autour d’Aldo van Eyck, “le structuralisme suggère un lien avec la recherche de Claude Lévi-Strauss qui suppose que derrière tout processus culturel se cachent des structures de base ahistoriques et qui cherche à explorer ces modes de comportement “archéo-humains”. Les architectes structuralistes proposent un ordre à plusieurs niveaux, une “clarté labyrinthique” : au sein d’une trame de base disciplinée, non hiérarchisée, mais architecturalement stimulante, chaque utilisateur devrait pouvoir faire son choix individuel” (2).
Si la fonction première de l’architecture est d’abriter et de protéger l’homme, son histoire témoigne d’une quête continuelle de clarté, soit de lumière et de transparence. La lumière, un des matériaux de base de tout ouvrage architectural, est le concept que défendait Le Corbusier en 1923 dans son ouvrage Vers une architecture : “L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière” et “Les éléments architecturaux sont la lumière et l’ombre, le mur et l’espace” (3).
Ici, comme un architecte, Guillaume Abdi utilise la lumière en tant que médium pour matérialiser/dématérialiser l’espace, le rendre perceptible, solliciter les sens. Pour concevoir sa sculpture, il aborde la question de la relation entre la lumière et l’architecture qui permet d’approcher des notions de choix de matériaux et de techniques de construction, d’implantation et de rapport à l’environnement, d’usage, d’ambiances, d’histoire et de symboles. Il tente de mettre en évidence le dialogue instauré entre l’immatérialité de la lumière et la présence physique de l’architecture, un entrecroisement de rapports opposant éphémère à permanence, vide à plein, ouvert à clos, légèreté à matière. Il s’attache à considérer la présence du corps et sa relation dans l’espace.
Cette trame constituée de modules multiples génère une vibration visuelle, une oscillation labyrinthique, une ondulation lumineuse, un rythme. A travers la lumière pénétrante et la réverbération de la sculpture, les murs, les peintures, les stucs et les ors du monument font perdre à l’espace sa consistance. Le tout commence à se dissiper et à devenir immatériel.
L’espace physique de la chapelle pénètre dans l’oeuvre par ses alvéoles et cette dernière fausse l’ensemble de la perception de l’espace religieux. Evidée, gigantesque, elle envahit l’édifice et en devient subversive. Ce nid d’abeille, soit la nature, ou encore l’univers, prend le dessus. Les rayons du soleil s’infiltrent dans la chapelle, traversant les vitraux et les papiers colorés de la sculpture, laissant se projeter au sol une multitude de reflets, de couleurs, d’ombres qui évoluent, tirant profit des plus petites variations de lumière.
L’oeuvre de Guillaume Abdi entre en résonance avec le lieu.
La lumière du jour, chargée des teintes des vitraux, subit une ultime transformation à travers les filtres de l’oeuvre. Les couleurs de la chapelle et de la sculpture s’entremêlent, créant un essaim polychrome. La lumière naturelle et la lumière spirituelle ne font plus qu’une.
La lumière vibre. L’espace est enveloppant. Cette perception rappelle le groupe sculpté L’extase de Sainte-Thérèse du Bernin, artiste baroque, de la chapelle Cornaro de Sainte-Marie-de-la-Victoire à Rome. Toute l’organisation de l’espace tourne autour de l’oeuvre. “Le spectateur actuel est de cette façon assimilé à la fiction, et saisit l’immanence de l’événement, sa présence simultanée dans l’espace de l’illusion et dans celui de la réalité” (4).
Le spectateur s’élève différemment. Il se révèle dans une réalité et une immatérialité spatiales, à la fois dans un espace intuitif et dans un espace palpable.
Pour arriver à cette tension spatiale, Guillaume Abdi prend des références éclectiques, use de manière décomplexée de plusieurs pratiques artistiques et produit une oeuvre subversive, tel un rocker.
Cette structure exposée dans la chapelle, faussement régulière, est en effet une subversion de l’espace religieux. Dans cet effet de contraste, l’artiste montre que tous les ordres peuvent être renversés à force d’échantillonner. Il se ré-approprie l’histoire et les matériaux. Guillaume Abdi joue avec le détournement, le décalage, le télescopage. Tel un "sampler", il crée un ensemble hétéroclite conçu comme un mixage, produisant sa composition, sa propre musique.
Stéphanie Barbon
Mai 2013
1. & 4. Guide de l’Art, Peinture, sculpture, architecture du XIVe siècle à nos jours. “Le baroque” d’Elena De Luca. 1992, Editions Solar, Paris, pour la version française
2. Dictionnaire encyclopédique de l’architecture moderne et contemporaine. Philippe Sers Editeur, Paris, pour la version française, 1983
3. Le Corbusier, Vers une architecture, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Arthaud, 1977