Les artistes François Loriot et Chantal Mélia deviennent le couple Loriot et Mélia en 1992, le jour où ils furent conjointement subjugués par une étrange tache de lumière sur un mur : l’image disparaît lorsque le chat endormi sur une partie d’un miroir, posé sur le lit avec d’autres objets, s’étire… Depuis, le couple n’a de cesse de retrouver cette magie de la lumière qui donne naissance ou modifie les images.
La pratique artistique de Loriot et Mélia s’articule entre dessin, peinture, sculpture, installation, photographie et cinéma. Ces artistes sont connus pour concevoir des installations utilisant la lumière sous toutes ses formes. Leur travail se joue de sa captation, de l’incidence de son rayonnement, de ses réflexions et diffractions pour produire des images. 

Entre tradition et modernité
À la fois entre tradition et modernité, l’œuvre de Loriot et Mélia interpelle l’histoire de l’art et interroge la société dans laquelle nous vivons. Leur manipulation de divers matériaux n’est pas sans rappeler la pratique d’artistes comme Picasso, Schwitters ou encore du Pop Art. Ce qui caractérise profondément ce dernier, c'est le rôle de la société de consommation et des déformations qu'elle engendre dans notre comportement au quotidien. À partir de ce principe, les artistes américains ont mis en évidence l'influence que peuvent avoir la publicité, les magazines, les bandes dessinées et la télévision sur nos décisions de consommateurs. Sources que l’on retrouve chez Loriot et Mélia, qui « brassent joyeusement les références, entre l’histoire de l’art très bien assumée et les clins d’œil à l’imagerie populaire ou enfantine, au cinéma ou au dessin animé » (1). Tout comme le Pop Art, leur travail se caractérise par un intérêt pour les objets ordinaires, l'ironie, ainsi que par la confiance en la puissance des images. Leur art prend appui sur la culture populaire de son temps, lui empruntant sa foi dans le pouvoir des images (Conversion cathodique).
Jeux entre le signifiant et le signifié dans le travail de Loriot et Mélia mais également jeux de mots avec les titres aux désignations parfois dadaïstes (Les vrais défauts – les vrais des faux). Par leurs intitulés, les artistes s’amusent également à interpeller les peintres ou plasticiens (Véronèse - Les Noces de Cana ; Ingres - La Source ; Duchamp - Ready-­made in China), ou encore à « faire leur cinéma » (Jour de fête). Leur œuvre est ainsi issue d’une virtuose composition de références et d’objets.

De l’objet…
Loriot et Mélia voient dans les rebuts ou les objets du quotidien qu’ils utilisent se déployer une potentialité insoupçonnable. Lorsqu’ils ne récupèrent pas, ils prennent en photographie. Le couple semble toujours à l’affût d’un objet ou d’un matériau intéressant. En instance d’exclusion, ces objets abandonnés vont connaître une existence inédite par de nouvelles manipulations et changer de statut. Ils passent du déchet à la valeur d’usage, de la valeur d’usage à œuvre (Dard d’art). Ils vont être exploités, mais pas pour ce qu’ils étaient destinés à l’origine. Ils vont devenir Autre.
Loriot et Mélia renouvellent le langage pictural. Ils travaillent avec des éléments tout faits qu’ils se sont contentés de choisir et d’assembler. Ils proposent une technique fondée sur l’économie de moyens. Ce que les autres jettent comme inutiles, ils le recueillent et l’ordonnent selon leurs désirs artistiques. Semblablement à Schwitters, leur art « retrouve cette primitivité de vivre de chasse, de pêche, de cueillette. Il(s) chasse(nt) le déchet, pêche(nt) l’ordure fastueuse, part(ent) à la cueillette de merveilles abandonnées, invisibles pour les autres » (2). Il existe une poétique du rebut et une séduction dans l’accumulation chez ces plasticiens. L’œuvre créée n’en sera pas moins une œuvre sensible et réceptive.
Voici des artistes dont les agencements à partir de détritus du monde industrialisé débouchent sur un art qui renverse l’ordre établit : un Renversement de la rétine (3).

… à l’image
Un couple d’artistes : Loriot et Mélia, Mélia et Loriot, les Loriot­-Mélia. Qui est qui, qui fait quoi ? Quelle importance ? Ce double, ne formant qu’un, est à comparer à l’image spéculaire propre à Merleau­-Ponty qui « change moi en autrui et autrui en moi ». Il renvoie ainsi au fondement principal de leur travail plastique : la construction de l’image. Du chaos naît la forme. Comme une peinture, les taches appliquées « par hasard » forment une image. L’œuvre de Loriot et Mélia est une histoire de construction et de vision, mais d’une vision à deux registres. L’entrelacement s’effectue entre l’imaginaire et le réel, comme les figures que l’on se met à percevoir dans les tapisseries à fleurs lors de moments de rêverie (Blanc de Meudon).
La vision est la force de leur travail. Les images qu’ils produisent sont semblables à l’image spéculaire. Toutefois, la figure ne surgit non pas d’un miroir mais de réflexions lumineuses et objectales. L’apparition, de l’ordre de l’épiphanie, se révèle au spectateur et avant tout aux artistes, créateurs de celle­ci. Elle naît de leur intention. « Les dispositifs que Loriot et Mélia conçoivent sont en réalité le fruit d’un travail longuement réfléchi qui ne supporte aucune espèce d’improvisation » rappelle Philipe Piguet (4). Certaines œuvres avoisinent le théâtre d’ombres. Des objets - proches d’un fouillis cependant minutieusement et savamment échafaudé - font naître, par un jeu de lumière, une nette figure qui se reflète sur un mur, un plafond ou encore une surface autre. Sous cette légèreté, sous ce carnaval de formes et d’objets, rien n’est laissé au hasard. Malgré l’apparent désordre, chaque objet a sa place afin de produire, avec l’aide de la trajectoire de la lumière et des obstacles, une figure bien distincte des objets dont elle est issue (L’effet papillon).
Cette « écriture de lumière » inventée par le couple rappelle la photographie. Révéler est la propriété principale de ce procédé. Loriot et Mélia travaillent avec le double, produisent des figures impalpables. Ils fonctionnent avec la lumière qui est la condition sine qua non de la photographie. Comme pour cette dernière, leurs images partent d’objets réels, elles se déplacent et se (dé)matérialisent. On aboutit à un reflet de reflets, à un double de doubles. Les installations de Loriot et Mélia sont des « décalcomanies du réel » (5), un certificat de présence mais pas forcément de réalité. Elles demeurent près de la réalité mais n’en restent pas moins une illusion trompeuse, un leurre (On ne se voit jamais comme Monet).
Pour ce qui est de leurs images projetées, elles ne ressemblent pas aux objets rassemblés qui les engendrent. Souvent, il n’y a pas un cm2 de l’image qui soit identique aux objets présents. Ces figures sont des apparitions sorties de l’ombre (ou de la lumière), c’est « voir apparaître ce qui se dissimule » (6). Elles sont des phainomenon, le paraître de ce qui paraît. Les objets dématérialisent ce qu’ils produisent, fabriquent des « copies irréelles d’entités elles-­mêmes dépourvues d’être et de vérité » (7). Ces images sont des présences immatérielles par essence. Elles s’apparentent à une image achiropoïète, c’est­à­dire à une image non faite par la main de l’homme. Ce sont des « empreintes » miraculeuses. Ces projections dépendent toutefois d’un phénomène physique, d’un phénomène de réflexion, le miracle dans la physique n’existant pas. Ce sont en effet les interventions des artistes, leurs calculs, leur ingéniosité, leur logique, qui créent l’image. Loriot et Mélia réconcilient magie et technique, plaisir immédiat et élaboration intellectuelle. Ils découvrent et observent des espaces de contradictions (Le paradoxe du menteur).
L’image et la réalité sont à différencier dans leur travail. Leurs installations induisent forcément un double espace : un espace premier et un espace second ; un espace tangible et un espace imaginaire ; une existence réelle et une existence fictive. Soit un espace iconique : espace de représentation ; espace de réplique ; espace où des regards vont s’échanger ; espace de contemplation. L’image produite par Loriot et Mélia s’apparente à une icône païenne qui vise la ressemblance et tend à figurer, à rendre manifeste. Possédant une efficacité cultuelle et visuelle, l’icône appelle la méditation, la sensibilité du spectateur. Ce dernier n’est pas exclu de l’espace dans lequel sont exposées les installations du couple. Cet espace scénique est un lieu d’échanges, les interventions mentale et physique du spectateur entrant totalement dans le processus visuel (Le dernier mot).
D’une grande charge poétique, l’œuvre de Loriot et Mélia, réalisée visiblement avec amusement et plaisir, avive l’imaginaire, la sensibilité et l’entendement du spectateur, cherchant, dans ces déplacements visuels et ces transferts, l’énigme du leurre. Le chercheur d’énigme (8) tend à trouver le passage, le « au­-delà de », qui l’amène vers l’Autre, soit vers l’image. L’image, ce « piège à regard » (9), découle pourtant du « déjà­-là » (Arborescence). Les images de Loriot et Mélia relèvent en effet du speculum mundi lacanien. Spectacle du monde. Loriot et Mélia observent le monde. Ils montrent son squelette, sa fragilité, son évolution, mais, sous leur regard, ils le réorganisent. Les images produites par les artistes sont fragiles, se transformant en même temps que la lumière évolue. Le couple crée ainsi une précarité de l’image, une instabilité d’un monde, en mutation, avec ses failles et ses travers, ses « Parts d’ombre ». Un monde en désordre pour que nous soyons suffisamment rassurés de voir s’en dégager des images d’une pareille beauté. Telle est la force de ces artistes. 
Par ses effets figuratifs et épiphaniques, scientifiques et poétiques, leur œuvre n’est que l’écho d’un monde inconstant, d’un univers "scopique", d’une création d’eux-­mêmes : Loriot-­Mélia, un joli méli mélo fait d’ombres et de lumière, d’apparition et de disparition, de révélation et d’illusion, de tâtonnement et d’assurance, de culture populaire et de références artistiques, ayant probablement le pouvoir de transformer l’oiseau au plumage jaune (loriot) en arbre d’Asie aux fleurs mauves (mélia) et vice versa. Qui sait ? Ou serait­ce Le diable, probablement (10) ?…
Stéphanie Barbon
Printemps 2011


1/ Phrase tirée du communiqué de presse de l’exposition de Loriot et Mélia « Vu­Pas­Vu » au Musée des Beaux­Arts d’Angers, du 30 octobre 2010 au 13 mars 2011
2/ Cf. Gilbert Lascault, Poubelle’s blues, Traverses n°11 : Le reste
3/ Titre emprunté à une œuvre de Gaëlle Hippolyte et donné au Parcours Contemporain 2005
4/ In Loriot/Mélia – Georges Rousse, catalogue de l’exposition du centre d’art contemporain chapelle Jeanne d’Arc, Thouars, 2001
5/ Rosalind Krauss, Le photographique, Editions Macula, 1990
6/ Georges Didi­Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Les Editions de Minuit, Paris, 1992
7/ Cf. Jacques Taminiaux, Le penseur et le peintre : sur Merleau­Ponty, La part de l’œil : Art et phénoménologie, 1991
8/ Titre d’une installation de Loriot et Mélia
9/ Expression de Jacques Lacan
10/ Titre d’une installation de Loriot et Mélia
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